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Ema y Gastón

5/5

Le diable au corps


Un bruit. Un crépitement, plus exactement. Le crépitement du feu – on le devine –, alors que l’écran, lui, est encore noir. La suite ? Un véritable feu d’artifices. Un uppercut. Avec Ema y Gastón, Pablo Larraín frappe fort. Très fort.


Tout est feu, tout est flammes dans le nouveau long métrage du réalisateur chilien Pablo Larraín. Au sens propre comme au figuré. Au figuré, ces flammes sont, bien évidemment, celles de la passion, celles de la destruction. Mais elles ne sont pas que cela : elles sont aussi une personne, et cette personne, c’est Ema. En effet, on peut raisonnablement la considérer comme un feu dévorant. Ema ? Oui, Ema, la principale figure, l’héroïne du film éponyme. Car le titre du film original est bien Ema, et non pas Ema y Gastón. Ce rajout – « y Gastón », ce qui signifie « et Gastón » – est étonnant, et, à notre avis, maladroit. C’est pour ainsi dire mettre sur un pied d’égalité Ema et Gastón. Or, l’histoire de ce long métrage est essentiellement celle d’Ema. C’est cette danseuse et professeure d’expression corporelle – magistralement incarnée par Mariana Di Girolamo, un nom à retenir –, l’incontestable reine de Ema y Gastón. Femme fatale, vénéneuse, envoûtante, ensorcelante, beauté froide, pour ne pas dire spectrale, voire sépulcrale, déesse, mais déesse implacable au regard médusant, hypnotisant. Beauté froide, spectrale, sépulcrale ? Oui, car le teint de son visage, cendreux, ses cheveux, blond platine, d’une certaine manière évoquent – annoncent ? – la mort. Mais Ema est aussi vie. Ema brûle d’un feu d’une intensité inouïe. D’un feu inextinguible, pour tout dire. Ema a le diable au corps. Quand elle danse, quand elle couche.


Ema part en guerre, munie d’un lance-flammes et d’une arme plus redoutable encore : son magnétique sex-appeal, son irrésistible pouvoir de séduction. Ce dernier, elle va l’exercer sur tous : hommes, femmes – nul ne résiste à son charme ravageur. Tous les moyens sont bons pour atteindre ses fins. Car Ema agit à dessein. Elle tisse sa toile telle une araignée, avec une intelligence sombre mais profonde.


À force de parler d’Ema – incarnée, il vaut la peine de le répéter, de façon magistrale par Mariana Di Girolamo –, on oublierait presque Gastón, son mari – incarné, lui, par Gael García Bernal, acteur mexicain ayant évolué devant les caméras de grands noms tels Iñarritu, Cuarón, Almodóvar ou Jarmusch, pour n’en citer que quelques-uns. On en oublierait presque Gastón, donc. C’est qu’Ema fait de l’ombre, beaucoup d’ombre à celui-ci. Chorégraphe, il dirige la troupe de danseurs dont Ema fait partie. Mais là se trouvent les limites de son empire. C’est Ema qui véritablement mène le bal, c’est cette jeune et fougueuse femme dansant le reggaeton dans la ville de Valparaíso, au Chili, qui tient les rênes. Elle les tient à plus d’un titre : tandis qu’elle est féconde, Gastón est stérile – elle ne manque d’ailleurs pas de le railler à ce sujet.


Ema désirait avoir un enfant. Elle et son mari en ont donc adopté un : Polo, un garçon colombien. Seulement, Polo ayant gravement brûlé le visage de la sœur d’Ema, le couple a décidé de rendre l’enfant. Mais le remords s’abat sur Ema. Le remords danse, lui aussi, il danse dans la conscience de la jeune femme. Elle souhaite maintenant récupérer Polo. Et pour cela, elle va déployer des trésors d’ingéniosité – de machiavélisme ?


Un jour, on demande à Ema ce qu’elle enseigne. La liberté, répond-elle. Qu’est-ce que la danse ? Une manière de se révolter. Ema a le diable au corps, disions-nous. Ema. On se souviendra encore longtemps de ses danses lascives et effrénées dans les rues de Valparaíso. On n’oubliera peut-être jamais ses voluptueux mouvements de reggaeton. Une danse que déteste Gastón. Mais qu’importe Gastón, ce qu’il pense, ce qu’il dit ? Gastón – ne l’a-t-on pas compris ? – n’a pas réellement voix au chapitre. La danseuse écrase le chorégraphe de tout son être.


Voilà qui est dit. Mais Ema y Gastón ne vaut pas que par son jeu d’acteurs, loin s’en faut. Pablo Larraín frappe très fort, lancions-nous en préambule. Son film – en plus, donc, d’être servi par des acteurs jouant à la perfection – est extrêmement bien écrit et brillamment mis en scène. Ema y Gastón sort des sentiers battus – par là, il faut entendre qu’il est formellement audacieux. Une audace payante, en l’occurrence, puisqu’on ressort étourdi d’une telle expérience. Ema y Gastón est un uppercut. Un séisme. Un chef-d’œuvre ? Un chef-d’œuvre.

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