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Le Nouvel Évangile

4/5

Chemins de croix


Le réalisateur suisse Milo Rau convoque tout à la fois, au sein de son Nouvel Évangile, le documentaire et la fiction. Résultat ? Une œuvre atypique, émouvante, puissante. Jésus et les migrants africains unis au XXIème pour un même combat : celui contre la misère.



Durant le prologue du Nouvel Évangile, on voit le réalisateur suisse Milo Rau expliquer à l’interprète noir de Jésus, Yvan Sagnet, qu’ici à Matera, ville située dans le sud de l’Italie, il y a tout ce qu’il faut pour tourner un film sur Jésus – Pier Paolo Pasolini et Mel Gibson ont tourné ici, autrefois, respectivement L’Évangile selon saint Matthieu et La Passion du Christ. « On peut faire tout le film sur Jésus ici », lance le réalisateur. « C’est l’endroit propice », lui répond Yvan Sagnet. La discussion se déroule sur un ton léger, presque badin. Une gaieté, un souffle bienvenus, bienfaisants, avant la suffocation : la caméra de Rau, accompagnée par une œuvre de Mozart évoquant la mort (Maurerische Trauermusik, K. 477), ne tarde pas à montrer la misère de migrants africains – migrants vivant dans des taudis, à Matera. Car Le Nouvel Évangile n’est pas qu’un film sur Jésus, il est aussi un long métrage sur les migrants africains. Mais laissons la parole au cinéaste lui-même – il résume à merveille son film : « Mon Nouvel Évangile, dit-il, se joue dans deux mondes parallèles : c’est une révolte dans la réalité et un film biblique ; il se déroule en plein milieu de la ville de Matera en incluant ses habitants – et dans des camps sauvages tout autour, peuplés de milliers de personnes qui ont fui l’Afrique. Un nouveau genre de film naît, quelque part entre fiction et documentaire, un évangile pour le XXIème siècle, un manifeste pour les victimes du capitalisme occidental. » Parmi ces milliers de personnes ayant fui l’Afrique, il y a Yvan Sagnet, originaire du Cameroun. S’il joue donc le rôle de Jésus dans Le Nouvel Évangile, il est avant tout un activiste politique, qui sait de quoi il parle : il a travaillé dans une plantation de tomates dans les Pouilles avant d’être le leader en 2011 de la première grève des ouvriers agricoles en Italie du sud. Le but de cette grève ? Dénoncer, précisément, l’exploitation des ouvriers agricoles – un migrant confie à Rau et Sagnet gagner aujourd’hui 5 euros par heure pour récolter des oranges.


Un parallèle évident – est-il même besoin de le souligner ? – est fait entre le combat de Jésus et l’engagement de Sagnet en tant qu’activiste politique. Deux chemins de croix, pourrait-on dire, qui ne sont pas loin de se fondre l’un dans l’autre. « Nous ne sommes pas que des travailleurs agricoles. Nous sommes des êtres humains. Et nous voulons que notre dignité soit respectée », lance Sagnet. Une voix off dit ensuite, lors d’un plan où on voit les taudis dans lesquels vivent les travailleurs migrants : « Jésus vit la misère de son peuple. » Et Sagnet de s’adresser à ceux-ci, quelques instants plus tard : « Vous ne pouvez pas continuer à vivre comme ça, dans ces conditions inhumaines. »


Des figures connues viennent prêter main forte au cinéaste et à l’acteur-militant : Maia Morgenstern, Enrique Irazoqui ou encore Marcello Fonte apparaissent dans Le Nouvel Évangile. La première a joué le rôle de Marie, la mère du Messie, dans La Passion du Christ de Mel Gibson, en 2004 ; ici, elle prête à nouveau ses traits à Marie. Enrique Irazoqui, lui, n’est autre que le Jésus du film de Pasolini, L’Évangile selon saint Matthieu, sorti en 1964 ; ici, à l’âge vénérable de 76 ans, il incarne Jean le Baptiste. Quant à Marcello Fonte, il s’est fait remarquer dans Dogman ; sa performance lui a valu en 2018 le prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes ; dans Le Nouvel Évangile, il joue le rôle de Ponce Pilate.


« Pasolini a fait un travail formidable, d’une grande force... Un vrai combat », témoigne Enrique Irazoqui. Avant d’ajouter : « Ce combat est transmis à Yvan, qui va endosser le rôle de Jésus en tant que Noir. » Sagnet apporte des précisions sur la nature du combat, sur son ampleur. Jésus ? Insuffisant. Il faut élargir cet horizon : « Le rôle de Jésus, que je joue, d’un point de vue religieux, ce n’est pas qu’il ne m’intéresse pas, dit Sagnet. Je suis croyant. Mais ça va au-delà de ça. Ce que nous faisons aujourd’hui avec ce projet, va bien au-delà de la religion. C’est un combat. C’est une association de tous les combats. Ça a une portée interrégionale et nationale. C’est une campagne qui essaie de donner une voix à toutes ces injustices. » De toute évidence, c’est une tâche titanesque à laquelle s’attellent Rau et Sagnet. Titanesque mais honorable, mais admirable.


Irazoqui passe donc le flambeau à Sagnet. Il le passe également sous la forme de la fiction. En effet, dans la peau de Jean, Irazoqui baptise Jésus incarné par Sagnet. Tout un symbole.


Rau fait à plusieurs reprises appel à la musique classique : il y a Mozart – nous l’avons vu –, il y a Schubert. Le morceau Piano Trio in E flat, op. 100 (second mouvement) rythme les moments précédant le baptême de Jésus par Jean : Jean baptisant des juifs, Jésus marchant sur la plage pour rejoindre Jean. Schubert puis le silence, et une présence : la musique s’arrête, tandis que Sagnet-Jésus, tout de blanc vêtu, arrive auprès de Irazoqui-Jean ; ce dernier lui adresse la parole, mais Sagnet-Jésus demeure parfaitement silencieux ; en guise de réponse, il s’agenouille devant Irazoqui-Jean pour recevoir le sacrement du baptême.


Cette scène mémorable contraste par ailleurs fortement avec une autre scène, mémorable elle aussi, ayant lieu un peu plus tard dans le film : Sagnet-l’activiste exhorte des migrants noirs ; il tient, face à ces clandestins embourbés dans la misère, un discours enflammé – l’heure n’est plus au silence, au recueillement, mais aux paroles devant déboucher sur l’action : « Nous devons prendre une nouvelle direction. La direction d’un changement. Un changement vers la dignité. Notre dignité à tous. Contre les forces dominantes. Contre les forces capitalistes. Vous en êtes les apôtres. Vous êtes les disciples. »


La séquence finale est aussi marquante qu’émouvante : elle est constituée de deux plans où dominent des nuances sombres, deux plans baignant, sinon dans les ténèbres, du moins dans l’obscurité. Deux images fuligineuses, deux symboles terribles. Un instrument de torture : la croix. Un abîme, un tombeau : la mer, cette mer – la Méditerranée –, ces flots ayant englouti un nombre incalculable de migrants en quête d’une vie meilleure. Ces deux plans sont comme un chant à la fois triomphal et lugubre, le chant du désespoir. Alors, le désespoir, roi ? Le dernier mot lui revient ? Répondre par l’affirmative, ce serait oublier, ce serait enterrer, ce serait insulter cette note d’espoir jouée par la voix off dans ce funeste ensemble, ces paroles ayant l’éclat du cristal, ces mots lumineux venant apporter, au sein de l’enfer, un réconfort salutaire : « Ce peuple, assis dans les ténèbres, a vu une grande lumière. Et sur ceux qui étaient assis dans la région et l’ombre de la mort, la lumière s’est levée », dit cette voix tandis qu’on voit la croix. Tandis qu’on voit la mer, la voix poursuit : « Allez donc, et enseignez à toutes les nations à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et voici, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde. » On est partagé, on est déchiré. Difficile de ne pas penser encore à ces innombrables migrants s’étant noyés – se noyant encore à l’heure qu’il est – dans la Méditerranée en tentant, depuis le continent africain, de rejoindre l’Europe ; oui, on pense à ces hommes, à ces femmes, à ces enfants décédés tragiquement, à tous ces noyés que plus tôt dans le film, un migrant évoquait, non sans douleur, le cœur serré.

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