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Grand entretien avec Alexandre Jollien (1/3)

À l’occasion de la sortie prochaine de Presque dans les salles romandes, grand entretien avec celui qui a coréalisé et coécrit le film, et qui joue dans celui-ci : l’écrivain et philosophe Alexandre Jollien.



J’ai rencontré pour la première fois l’écrivain et philosophe Alexandre Jollien en 2013, à l’occasion de la conférence que le Dalaï-Lama était alors venu donner à Fribourg. J’avais aperçu par hasard Alexandre au cœur de la foule, avant la conférence. L’ayant reconnu, je m’étais permis de l’aborder. Il m’avait répondu avec beaucoup de gentillesse et m’avait accordé une interview. De nombreuses années plus tard, en automne 2021, je l’ai recontacté, à l’occasion d’un autre événement, un événement cinématographique cette fois-ci : la sortie de Presque, le long métrage qu’il a réalisé avec l’un de ses grands amis, le Français Bernard Campan (l’un des anciens membres du trio comique des Inconnus). Presque sera dans les salles romandes dès le 19 janvier. Grand entretien exclusif avec Alexandre Jollien pour clap.ch. Première partie.


Vous évoquiez déjà ce projet de film avec Bernard Campan en 2013, quand je vous avais interviewé. Vous m’aviez dit alors, voici vos mots : « Il est prévu que je tourne avec Bernard Campan, l’un des trois Inconnus. » Nous sommes en 2022 et ça y est, le voilà enfin au cinéma, ce film, intitulé Presque. Les premières projections ont eu lieu, dont l’une à Bienne, au Festival du film français d’Helvétie (FFFH), le samedi soir 18 septembre 2021. Vous étiez présent, ainsi que Bernard Campan, et vous avez eu droit à une standing ovation. Qu’avez-vous ressenti ? Que représente pour vous ce moment où le public a découvert votre film, où vous avez pu partager avec lui votre œuvre ?


J’ai ressenti une immense gratitude. J’ai tendance à considérer tout ce qui arrive de bien dans ma vie comme un malentendu, un cadeau qui va m’être enlevé. Ce film est le fruit d’un nous, d’une équipe. À l'heure de l'hyper individualisme, c'est beau de voir qu'ensemble, on peut créer, donner, partager. Je sais que ma carrière au cinéma sera brève et j'essaie d’en profiter. J'ai été hyper ému. J'ai pensé à tous les déterminismes qui peuvent briser une vie. Seul, on serait foutu. Je suis là grâce aux autres. L’une des vocations de Presque est de nuire à la bêtise, d’inviter à la générosité. C'était hyper touchant que de me sentir vraiment accueilli. C'est précieux.


Depuis 2013, de nombreuses années ont passé. Pouvez-vous me raconter en quelques mots le chemin qui a été le vôtre ? Les hauts et les bas, les moments de désarroi – s’il y en a eu –, ceux de joie, bref, les instants marquants ?


J'ai foncé en Corée du Sud, comme on se précipiterait dans un asile psychiatrique. J’y suis resté 4 ans. L'idée, c'était de guérir, d'expulser les blessures, les passions tristes, les pulsions, l'attachement, tout. J'ai voulu pratiquer à fond, me mettre à l'école d'un maître zen, prêtre catholique, pour approfondir la lecture et la pratique des Évangiles et m'initier au zen. Le moins que l'on puisse dire, c'est que je n'en suis pas revenu guéri. J'étais parti avec des tonnes de blessures, je suis revenu avec des méga tonnes de blessures. En route, cependant, un miracle. J'ai guéri de l'idée de guérir. J'ai troqué une spiritualité du combat, de la lutte pour une spiritualité de la réconciliation, du dire oui, de l'apaisement.

Le volontarisme, une spiritualité de façade ne valent pas une heure de peine. Aujourd'hui, ma vie s'axe autour de trois piliers : premièrement, la pratique, encore et toujours. Deuxièmement, la voie du bodhisattva – les bodhisattvas sont ces êtres qui renoncent à l'éveil pour se donner aux autres. Bodhisattva : c'est un grand mot mais tellement aidant, c’est un idéal qui m'inspire énormément, essayer de s'enraciner dans une générosité. Le philosophe allemand Nietzsche, dans Humain trop humain, dit que l'on pourrait commencer chaque journée en se demandant à qui, ce jour-là, on pourrait faire plaisir. C'est concret, ça aide, ouvre. Enfin, la réalité sociale fait qu'on doit bosser, gagner son pain, c'est une réalité qui, avec le Covid, s'impose avec encore plus de force et jette beaucoup de monde sur le bas-côté. Aujourd'hui, donc, j'essaie d’exercer mon métier d'homme, de pratiquer, de vivre sans pourquoi, de m'engager avec les moyens du bord.


Lors de notre première rencontre, vous m’aviez confié que vous alliez partir une année en Corée du Sud, en famille, afin de pratiquer la méditation zen, et que vous en tireriez probablement un livre. Vous êtes donc bel et bien parti en Corée, vous y êtes finalement resté quatre ans, et vous avez tiré un livre de votre expérience là-bas, intitulé Vivre sans pourquoi, qui a pour sous-titre Itinéraire spirituel d’un philosophe en Corée, paru en 2017. Sur votre site web (www.alexandre-jollien.ch), vous définissez votre livre de cette manière, vous écrivez : « Dans ce journal spirituel, j’ai souhaité explorer les grands chantiers de la vie spirituelle pour essayer de dégager un chemin vers le fond du fond où, comme le croient le zen et la tradition mystique, notre vraie nature nous précède, où la joie, la paix et l’amour demeurent en abondance. » Votre exploration a-t-elle été fructueuse ? Êtes-vous parvenu à atteindre « le fond du fond », ou, du moins, à vous en approcher ? Vous l’affirmiez déjà en 1999, dès l’avant-propos de votre premier livre, Éloge de la faiblesse, que la joie est votre guide. Alors, avez-vous pu goûter à cette joie à laquelle vous consacrez, depuis longtemps, votre vie ?


Il me semble qu'à Séoul, je suis allé de désillusion en désillusion. Mais précisément, peut-être était-ce là une libération ? Non conquérir, amasser, entasser mais désapprendre, liquider, flinguer les illusions. J'ai eu la tentation de chercher dans la spiritualité un bunker qui me mettrait à l'abri définitivement du tourment. Les Grecs parlaient d'ataraxie. Nietzsche m'a en quelque sorte rattrapé. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, il écrit : « Il faut encore porter du chaos en soi pour accoucher d'une étoile qui danse. » Qui dit qu'il faut être parfait, impeccable pour goûter à la paix ? Le maître bouddhiste tibétain Chögyam Trungpa fustige ce matérialisme spirituel qui nous laisse accroire que la pratique de la spiritualité nous protège, que grâce à elle, on en baverait moins. Humblement, il nous faut peut-être habiter le réel, investir la banalité, vivre à partir du fond du fond, ralentir, quitter un mode de vie en pilotage automatique pour se donner aux autres, avec les moyens du bord, généreusement.


Revenons à votre film Presque. L’idée de départ de ce long métrage, ainsi que son titre, viennent de vous. Au sujet du titre, vous avez dit ceci, à Bienne, au FFFH : « Il y a toujours un décalage entre la réalité telle qu’elle se propose, et nos conceptions qui figent, qui fixent le réel. D’où le titre Presque : nous ne sommes pas tout à fait dans le réel, nous sommes presque dans le réel, parce que nous émettons sans cesse des jugements, nous plaçons des étiquettes sur les autres et le réel ; ainsi, il y a un décalage entre la vie et nos préjugés. » Ce titre, Presque, s’il est donc aussi simple que banal en apparence, en vérité il est extrêmement subtil. Pourrait-on dire qu’il est comme un condensé de philosophie ? Est-il en quelque sorte un vœu, un appel, un appel à embrasser la vie, la joie, la paix, l’amour, « le fond du fond » dont nous parlions tout à l’heure ?


Dès le début de notre amitié, avec Bernard, le thème du jugement était omniprésent dans nos conversations. On s'exerçait même à moins juger. Sacré boulot ! Swami Prajnanpad dit que l'on ne vit pas dans le monde mais dans son monde tant on projette sur la réalité nos catégories, nos préjugés, nos illusions. Pour nuire à la bêtise, comme dirait Nietzsche, il faut décaper, dézinguer, zigouiller cette couche que l'on surimpose sur le réel. Sans démissionner, ni se désengager du réel. Au contraire, nous sommes invités à nous donner corps et âme. Presque, c'est l'inattendu, le mystère, la grandeur du réel qui dépasse notre individualisme et nos catégories. Nous sommes emportés toutes et tous dans un mystère magnifique. Le mental veut tout emprisonner. Il nous enferme, il réduit, réifie l'autre. Nietzsche conviait à philosopher à coups de marteau. Le Presque pourrait… presque servir d’outil à brandir contre les a priori pour ouvrir un espace à la liberté, à la solidarité et au don de soi.


Photo : © Aurélie Felli




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